samedi 5 mai 2012

Il y a 20 ans, le drame de Furiani : "20h20, et soudain"

Furiani, le 5 mai 1992. Quelques minutes avant le coup d'envoi de la demi-finale de Coupe de France opposant le SC Bastia à l'Olympique de Marseille, dans le stade chauffé à blanc, une tribune métallique géante de 10.000 places s'effondre comme un château de cartes. Bilan : 18 morts et plus de 2000 blessés. A l'occasion des 20 ans du drame, des témoins racontent cette funeste journée. Ils étaient spectateur, journaliste sportif, joueur..., tous ont été marqués à vif et à vie. Aujourd'hui, ils veulent que cette promesse faite de ne plus jamais disputer un 5 mai une rencontre de football professionnel soit respectée.
"La guerre ça doit ressembler à ça", Jean-Paul Delhoume, journaliste sportif
"Mon journal La Marseillaise m'avait envoyé couvrir le match. J'avais 45 ans. Cette rencontre Bastia/OM s'annonçait haute en couleur et d'autant plus que Marseille allait jouer en Corse. La Corse, c'est l'endroit où il y a le plus grand nombre de supporters de l'OM. L'ambiance était très particulière, ce match sentait la poudre. Les Corses voulaient à tout prix se qualifier. Toute la ville de Furiani était pavoisée de blanc et de bleu, le bleu du SC Bastia. Même l'entreprise de pompes funèbres ! En arrivant au stade, mes collègues et moi nous sommes dit que ça n'allait pas être simple. Pour l'OM de gagner. Pour le match de se dérouler dans des conditions normales. L'atmosphère était lourde. A l'entraînement, certains joueurs avaient le masque. Mes confrères et moi étions au dernier étage de cette nouvelle tribune de fer. C'était le coin de la presse avec des tréteaux en guise de bureaux. On décrivait l'ambiance, le ton des supporters. Oh, il n'y avait rien de bien méchant, seulement un peu trop de passion. Les supporters n'arrêtaient pas de taper du pied. Le speaker a pris le micro pour leur demander de se calmer. Et l'enthousiasme de redoubler...

Quand la tribune s'est effondrée, je dictais mon papier à la sténo, je lui disais : "on ne sait pas si la tribune va tenir"... Il était 20h20 et soudain, je suis rentré dans un tunnel, j'ai basculé dans un autre monde, un univers sans couleurs, seulement des teintes sépia. Le silence de mort. Pendant des secondes qui durent une éternité, on n'entend plus rien. Autour de moi, des confrères ébahis, certains la tête en sang, des amas de ferraille, des cris, des personnes transpercées par le métal, des cris. Je n'ai jamais fait de guerre, mais je pense que ça ressemble à ça. On m'a dit que j'avais frôlé la mort. La rate était touchée, j'avais des côtes cassées... Je suis resté un mois hospitalisé. La folie elle est là. Les dirigeants corses ont voulu augmenter la capacité du vétuste stade à la va-vite. Ils ont construit un truc où ils ont tué leurs propres enfants. Les dirigeants du football français ne parlent que d'argent. Qu'ils ferment un peu le coffre-fort et ouvrent un peu leur coeur. Le sport doit rester une fête sinon, on a la guerre."

"Pour les anciens, c'était la malédiction", Franck Sauzée, joueur de l'OM
"J'étais milieu de terrain à l'OM, j'avais 26 ans. Une demi-finale contre Bastia, le contexte était très chaud, passionné forcément. Mais cela fait partie du jeu. L'Olympique de Marseille était un très grand club alors, nous étions habitués psychologiquement à cette pression naturelle avant chaque rencontre. Ce qui nous a davantage frappés avant le match, c'est cette immense armature de fer. Quelques jours avant la rencontre, la tribune mythique Claude Papi (très grand joueur de football corse, NDLR) avait été rasée pour la remplacer par une plus grande en prévision du match. A notre arrivée, les autres joueurs et moi avons trouvé ça fou. Cette tribune donnait déjà l'impression qu'elle allait se casser la gueule. On se l'est dit d'ailleurs. Après la catastrophe, les anciens corses ont répété ce qu'ils disaient avant le drame, que raser la tribune Claude Papi avait porté malheur, que c'était une malédiction....
Nous nous sommes échauffés vingt minutes sur le terrain. Les gens tapaient du pied. Là, encore une ambiance normale. Puis, nous sommes rentrés dans les vestiaires. La musique - corse - y était très forte. Quand la tribune est tombée, nous n'avons rien entendu. Nous étions dans le tunnel en train de sortir sur le terrain. Là, l'apocalypse. Jean-Pierre Papin, Eric Di Meco... Tous les joueurs se sont improvisés secouristes. La pelouse s'était transformée en un hôpital à ciel ouvert où les panneaux publicitaires faisaient office de civière. Des hélicoptères tournoyaient, les gens hurlaient. C'était inconcevable pour moi de venir à un match de foot et d'y trouver la mort. Je ne pensais pas qu'une telle passion extraordinaire puisse avoir des conséquences aussi tragiques. Aujourd'hui, je ne peux plus regarder les reportages faits autour de ce drame. A chaque fois que je passe près de la stèle dédiée aux victimes, je ressens une émotion intense et profonde."

"J'ai cédé, je suis monté en haut de la tribune", Jean-Baptiste Marsicano, frère d'une victime

"A Bastia, on n'a que le foot ; alors forcément pour nous, c'était une passion. Et cette rencontre, l'événement. Nous avions fermé plus tôt la boulangerie familiale pour arriver tôt au stade, être sûrs d'avoir une bonne place pour la famille. Tout le monde était de très bonne humeur, persuadé que Bastia allait l'emporter. Il fallait tout faire pour faire tomber l'OM ! La tribune, on en parlait un peu entre nous en se demandant : "Est-ce qu'elle va tenir ?". Mais c'est tout. On pensait surtout à la rencontre. En plus, on se dit que des ingénieurs ont travaillé dessus alors on fait confiance. Mais je me rappelle de ma mère me faisant jurer de ne jamais monter dessus... Je m'étais assis en bas de la tribune. Mon frère Lucien, arrivé un peu plus tôt que moi s'était, lui, mis en haut. Quand on s'est aperçus, on s'est fait de grands gestes pour se rejoindre, chacun vantant un peu les vertus de son siège. J'ai cédé, je suis monté. On a su après que les boulons tombaient déjà mais nous on ne s'en apercevait pas. Quand on a senti que la tribune bougeait, c'était déjà trop tard. Mon premier sentiment a été que j'allais mourir. Je suis resté sur mon siège, à deux places de là, mon frère lui est tombé dans le vide. Il n'avait pas de blessures apparentes mais sa tête avait tout pris. Je suis resté tout le temps à le tenir dans mes bras. Il avait 32 ans."

"L'écran de télévision qui devient noir", Lauda Guidicelli, fille d'une victime

Mon père, technicien à RC-FM, la radio corse, ne devait pas travailler ce jour-là. Mais il était fan de foot et c'était une sacrée affiche - le petit Bastia reçoit le grand OM. Cet événement, il voulait en être, alors il a échangé son jour avec un collègue. A l'époque, moi, j'avais 6 ans. Lui est parti pour le stade. Ma mère, ma soeur et moi sommes restées à la maison. Mon seul souvenir de la tragédie, c'est ce que tout le monde a vu en direct sur TF1 : PPDA qui donne la parole aux commentateurs sportifs en live depuis la tribune. La tribune qui s'effondre, l'écran de télévision qui devient noir. Ça ne s'est sans doute pas passé exactement comme ça mais c'est le résumé qu'en fait sans doute mon inconscient. Ma mère est partie pour l'hôpital de Bastia, mes grands-parents sont venus nous garder. Mon père était dans le coma. Il est décédé le 14 mai à l'âge de 32 ans. Ma soeur et moi, nous ne sommes pas allées à l'enterrement. Ma mère nous a protégées au maximum. On n'a réalisé cette terreur qu'à l'adolescence. On a voulu savoir. En se plongeant dans les archives, les coupures de presse, on a vraiment saisi l'ampleur du drame."

Aucun commentaire: